Littérature: des cheveux et des ongles, le long chant rituel de Patron Henekou

Contrairement au précédent recueil, Souffles d’outre-cœur (2017), Des cheveux et des ongles se caractérise par une plus grande effusion de mots. Les poèmes sont généralement plus épais, plus longs alors qu’ils étaient relativement courts dans le second, marqués au sceau de l’émiettement, de l’éclatement et de la distorsion
mentale. Dans l’un comme dans l’autre recueil cependant, la motivation du poète est restée la même : faire une poésie de l’audace et de la provocation qui tranche avec la tendance surréaliste du vingtième siècle.

 

Chaque recueil de Patron Henekou peut se définir sans risque de se tromper  comme un laboratoire de création et de tentations. Le poète y révèle son impuissance face au démon qui pousse à chercher constamment à faire quelque chose de nouveau. Des cheveux et des ongles est ainsi une nouvelle manifestation de cette tendance à violer les mots pour les pousser à une parturition inévitablement douloureuse. Si dans Souffles d’outre-cœur, le poète a fait apparaitre des séquences de dialogue dans des poèmes, c’est une interview qu’il propose dans Des cheveux et des ongles.

Dans le poème au titre vertigineux « 2071 : Conversation avec Anselme Sinandare, alors un élève de douze ans, tué par balle lors ‘une manifestation d’élèves à Mango », Patron Henekou fait parler le jeune martyr sous la forme d’un entretien de presse. Deux questions typographiées en italique et deux réponses en caractères ordinaires : Interview poétisé, faut-il dire peut-être.

L’audace et la provocation se lisent également à travers la présence de ce qu’on appelle « prolepse » en narratologie. Dans le poème « 2081 : Anselme Sinandare a 80 ans », il s’inscrit en 2081, soit une projection de 60 ans dans le futur par rapport à l’année de parution du recueil.

« Aujourd’hui, Anselme Sinandare a 80 ans/ Cet enfant tué au nord du Togo par des éléments des forces armées
de son pays qui devraient être son refuge, devient un symbole : notre symbole d’une armée africaine qui a redéfini ses rêves. Oui, oui ! Ses rêves.», écrit-il. Avec une projection de 10 ans de moins, le poème « 2071 : Conversation avec Anselme Sinandare, alors un élève de douze ans, tué par balle lors ‘une manifestation
d’élèves à Mango » répond à la même dynamique. En outre, le titre de la troisième partie du recueil est tout à fait singulier.

« Je suis archive de ce qui vient » dévoile une antithèse à travers l’opposition entre le terme « archive » et l’expression « ce qui vient ». L’un renvoie au passé tandis que l’autre suggère le futur ; cela traduit le choix de forcer une juxtaposition analepseanalepse.

Ritualisation

L’analyse du recueil permet de se rendre compte que le poète a tracé un fil rouge qui relie le titre à la majorité des
poèmes. Ce fil rouge se décrit comme une chaîne d’éléments culturels et sociologiques fixant le rapport de l’homme à la mort. Dans certains poèmes du recueil, il se lit un ensemble d’attitudes et de pensées attachées à un certain rituel funéraire.

Le titre du recueil est ainsi la transcription littéraire d’un rituel funéraire spécifique à certaines cultures endogènes
de la côte du Golfe de Guinée. Chez les Ewe du Togo notamment, les cheveux et les ongles sont les meilleures
représentations de l’être humain décédé. Chez ce peuple, enterrer les ongles et les cheveux d’un défunt correspond exactement à enterrer tout le cadavre.

Cheveux et ongles sont ainsi les éléments du corps humain chargés d’autant de radiations spirituelles et métaphysiques que le corps humain vivant lui-même. Des cheveux et des ongles semble ainsi mû par la mise en scène de ce rituel. « Cher Tuta/Aujourd’hui encore/ Mes yeux se mouillent en souvenir de ton nom./ Je t’en fais la confidence à travers les vents de ce soir:/ Je n’avais jamais pleuré autant de toute ma vie ;/ Mes larmes étaient
ruisseaux en saison favorable », écrit Patron Henekou dans « II. Des cheveux et des ongles ».

Cet extrait signale la présence d’un mort à qui l’on écrit ces vers pour témoigner de la douleur et de l’insoutenable
souffrance engendrées par sa disparition. Beaucoup de poèmes du recueil affichent le visage d’un chant de requiem ou d’une oraison funèbre. Cette ritualisation du recueil se manifeste davantage par la présence remarquable de faits historiques impliquant des défunts, célèbres ou anonymes. On peut évoquer à juste titre tous ces poèmes renvoyant à l’immigration clandestine et à ses drames : « Sous le soleil endeuillé de Zarzis » (ce poème ouvre d’ailleurs le recueil), « Sur le lit des Sargasses » ; à des drames politiques : « Bè, les enfants martyrs», « Sur les plages endurcies », « 2081 : Anselme Sinandare a 80ans », « 2071 : Conversation avec
Anselme Sinandare, alors un élève de douze ans, tué par balle lors d’une manifestation d’élèves à Mango ».
Il n’y a pas de rituel sans chant. C’est ainsi que le recueil est serti de segments chantés ou d’indices suggérant le fait.

Des titres de poèmes tels « Le chant des cigales », « Requiem 2 : Le chant de la sentinelle » matérialisent la composante chant du rituel. De plus, plusieurs poèmes du recueil se présentent comme des sérénades enthousiastes où des personnages chantent l’amour et l’affection ressentis pour un tiers. C’est le cas de
« Ton sourire est un fleuve » sous-titré « Pour Karina, de la part de Bill », « Je veux devenir », « Tu es ce que la
vie donne », « Ton sourire est une amande ». Par-dessus tout, le rapport entre le rituel, funéraire, et le chant est induit par des paroles d’un chant d’Elom 20ce, chanteur et activiste togolais. En langue éwé, ces paroles sont placées en exergue au poème « II. Des cheveux et des ongles » sous-titré « En mémoire de Kodjo dit Tuta ».

Elles disent le lien intrinsèque entre l’Être et le savoir, elles disent que l’être humain n’est que cheveux et ongles :
« Nu ke wo nya ye wo nyi e ! Nu ke won yi o ? / Eda kple fesu ! Eda kple fesu ! / Eda kple fesu !
Eda kple fesu ! » / Eda, Eda, Eda kple fesu ! ».

Publié en 2021 aux éditions Continents à Lomé, Des cheveux et des ongles est une œuvre aboutie. Patron Henekou a encore une fois laissé libre cours à son jeu favori : prendre en otage les mots et les forcer à cracher
plus qu’il ne faut. Il a l’art de l’expression déroutante, du style iconoclaste et de la plume pourfendeuse.

Une contribution de Kodjo Avuletey